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Sacha Lacoste͏ : « La Gouvernance intégrative me semble adaptée aux groupes qui ont envie d’allier l’équité à l’efficacité »

Sacha Lacoste est fondateur de l’association Ose ta vie, qui organise des retraites pour les 18-30 ans, et du collectif Anavo, engagé dans la création d’un écovillage. Il a opté pour la gouvernance intégrative et il ne le regrette pas.

Nexus : Vous avez choisi la gouvernance intégrative, respectivement depuis un et deux ans, dans deux collectifs que vous avez cofondés. Comment en êtes-vous arrivé à cette approche ?

J’ai pratiqué les approches horizontales, notamment la Gouvernance partagée, durant près d’une dizaine d’années dans les milieux citoyens et associatifs. L’intention était claire : œuvrer ensemble en bénéficiant de l’intelligence collective. Ça a naturellement amené une dimension égalitaire : tout le monde avait le même droit à la parole, mais ça ne fonctionnait pas toujours. L’erreur est probablement de construire des modes de gouvernance par opposition aux modèles traditionnels (hiérarchiques, verticaux). Cette étape de rejet, préalable à une étape d’affirmation, est certainement indispensable, mais elle n’est pas encore juste et peut se caractériser par le déni de ses propres limites. Par exemple, ces fonctionnements circulaires-égalitaires ne sont pas souvent paisibles émotionnellement. Et ils peuvent amener des lourdeurs et de la lenteur, avec des réunions qui s’éternisent. Il en résulte une perte d’énergie, de motivation, de joie à se retrouver, perte aussi du sens initial qui était de « faire ensemble ». L’égalitarisme est séduisant, en théorie, mais il demande une certaine posture intellectuelle et intérieure pour s’avérer fluide : être au service du collectif, tout en respectant son identité́ et ses besoins propres ; discerner ce qui est essentiel pour le projet commun de ce qui est de l’ordre de ses préférences personnelles, etc. La Gouvernance partagée est magnifique, mais « challengeante » ! Elle conduit souvent à castrer le leadership individuel, une qualité́ pourtant indispensable, et à déplacer une montagne pour accoucher d’une souris ! C’est comme dans une randonnée : devons-nous tous marcher au même rythme quitte à frustrer les sportifs autant que les contemplatifs ?

Quel type d’organisation et quels modes de décision avez-vous choisis pour faire projet ensemble ?

Pour Ose ta vie, qui organise des retraites pour les 18-30 ans, nous avons tout d’abord opté pour un statut adapté : celui d’une association collégiale[1], sans président ni secrétaire ou trésorier. Les membres du CA disposent d’une culture de la prise de décision horizontale, par consensus ou consentement[2]. Un certain nombre de décisions collectives sont prises en asynchrone, à l’aide du logiciel Slack[3], ce qui permet d’alléger les ordres du jour des réunions. Les rencontres se font en distanciel, à l’exception d’un séminaire une fois par an. Nous utilisons des outils de la Gouvernance partagée (facilitation, partage des rôles, Pinakarri[4], etc.), mais sans rigidité. C’est la personne qui inscrit un sujet à l’ordre du jour, ou à défaut le facilitateur, qui propose le processus de décision par lequel il sera tranché. Pour des décisions importantes relatives à la vie du groupe, comme le partage des responsabilités, un mode inclusif tel que le consentement aura la préférence. Si un processus de décision crée des tensions, nous n’hésitons pas à l’abandonner et à en changer. Il peut parfois même être nécessaire de décider collectivement du processus de décision à retenir au cas par cas ! La facilitation est un rôle clé, que nous occupons chacun à notre tour ; et une posture délicate, qui nécessite tolérance, formation, pratique et feed-back mutuel. Lors du séminaire annuel, nous ajoutons des processus de décision permis par le regroupement physique, comme le « vote corporel ». Cela amène immédiatement de la joie, du fun, du jeu. Passer par le corps permet de trancher plus rapidement, en limitant le recours aux discussions. Les processus de décision asynchrones sont, quant à eux, idéaux entre deux réunions : ils permettent de solder les sujets moins importants ou consensuels, voire urgents. Nos préférences vont à la « sollicitation d’avis » et au « partage d’intention ». Le critère « important », « consensuel » ou « urgent » étant subjectif, un sujet peut passer de la plateforme Slack à l’ordre du jour de la prochaine réunion, ou réciproquement.

Qu’en est-il pour Anavo, votre collectif de préfiguration de la création d’un écovillage ?

Nous avons désigné une double gouvernance : l’une pour le groupe projet, constitué de 12-15 personnes maximum ; l’autre pour l’écovillage lui-même (qui pourrait être constitué à terme de plusieurs dizaines de personnes). La première ressemble, dans les grandes lignes, à celle décrite pour Ose ta vie, à ceci près que nous avons ajouté des processus de décision plus intuitifs, grâce notamment à la méthode Coosphère[5]. Inviter le sacré au cœur de notre projet est essentiel pour nous : pour cela, il nous importe de ne pas tout garder sous contrôle et d’accepter de co-créer ce lieu en relation avec une dimension qui nous transcende. Les processus de décision décrits plus haut sont donc complétés de modalités moins rationnelles, telles que prendre en compte des signes, des visualisations ou des synchronicités. Notre gouvernance comprend donc à la fois des processus structurés et de l’informel ; elle mobilise et équilibre l’intelligence, le corps et le cœur. La gouvernance « village », quant à elle, n’a pas encore été́ expérimentée. Elle sera constituée de plusieurs cercles de décision. Un cercle central constitué de sept membres maximum, ce qui nous semble optimal pour l’intelligence collective. Cet organe, constitué des personnes sources[6] et de personnes élues, sera en charge des décisions majeures, avec une préférence pour la décision par consentement. Plusieurs cercles thématiques se chargeront des décisions opérationnelles, en utilisant les processus qui seront choisis collectivement. Une assemblée, regroupant tous les membres de l’écovillage une à plusieurs fois par an, prendra les décisions qui concernent tous les membres avec un vote à choix multiples. Ce procédé permet d’aboutir rapidement à des décisions nuancées. À cela, il faut ajouter la définition et l’attribution de rôles (qui économisent beaucoup de décisions collectives), et le droit à l’initiative individuelle et aux décisions informelles, sans lequel une gouvernance perd en flexibilité et en réactivité. La « sollicitation d’avis », en particulier, est un processus de décision génial : il permet beaucoup de liberté́ et de concertation à la fois ; il libère l’initiative individuelle au sein d’une culture de groupe !

Comment présenteriez-vous la Gouvernance intégrative ? Quelles en sont les limites ?

Ce n’est pas une méthode, mais une approche qui inclut une diversité́ de méthodes, ce qui évite de se figer ou de se contraindre. Une seule méthode peut difficilement être adaptée à tous les membres d’un groupe et à toutes les étapes traversées par un collectif. Mais le niveau de formation et d’intelligence situationnelle requis, pour appliquer la Gouvernance intégrative, peut la rendre complexe à pratiquer. Il faut à la fois maîtriser les « briques » de base et savoir les combiner entre elles. Heureusement, un bon accompagnement évite de se perdre dans les potentialités méthodologiques. Cette approche est finalement très accessible.

Quelle réussite vous donne-t-elle le plus de satisfaction, depuis l’application de cette gouvernance et à qui la recommanderais-tu ?

La fluidité des réunions et les ressentis positifs quand elles se terminent me réjouissent. Nous ne perdons pas d’énergie et gagnons de la joie, car elles sont courtes, efficaces, dynamiques. Nous prenons des décisions pertinentes, tout en continuant à prendre soin les uns des autres et des enjeux collectifs. La Gouvernance intégrative me semble adaptée aux groupes qui ont envie d’allier l’équité à l’efficacité, ce qui est typiquement le cas des projets d’habitat partagé ou d’écolieux.

Est-ce réaliste, aujourd’hui, de vivre et de décider ensemble : y sommes-nous réellement prêts et à quelles conditions ?

Nous sommes nombreux à aspirer à de saines gouvernances collectives. Parmi nous, beaucoup n’y sont pas encore prêts. Pour y parvenir, le premier pas est individuel : accepter de se remettre en question et d’évoluer, ce qui est parfois plus facile parmi les nouvelles générations. Il faut ensuite s’en donner les moyens : oser se lancer et s’engager pleinement pour tenir dans la durée ; rester cohérent vis-à-vis de ses propres rêves, tout en prenant en compte ceux des autres ; être responsable de ses émotions. Finalement, on trouve dans l’aventure collective ce qu’on y amène, mais amplifié !

Propos recueillis par Marielsa Salsilli

Contact : https://osetavie.org/ pour les retraites ; https://linktr.ee/collectif.anavo pour la création d’un écovillage.

[1] Bien que la préfecture et les outils d’aide à la création d’associations prévoient l’existence d’un bureau (composé d’un secrétaire, d’un trésorier et d’un président élus par l’AG ou le CA), il est possible de s’écarter de ce schéma et d’adopter un exécutif collégial. Dans ce cas, l’association ne comporte pas de dirigeants.

[2] La décision par consentement est l’un des 4 piliers de la méthode de gouvernance sociocratique, formalisée par Gerard Endenburg. Ce processus prévoit une succession d’étapes collectives, jusqu’à ce qu’une proposition ne rencontre plus d’objection au sein de l’équipe.

[3] Le logiciel Slack est une plateforme de productivité́, c’est-à-dire un outil numérique de facilitation de la collaboration. Il permet de gérer collectivement des tâches, en faisant converger tous les flux de communication (https://slack.com).

[4] Le Pinakarri est un temps d’écoute profonde, ou centrage, déclenché́ par un signal sonore en cas de tensions, ou d’épuisement.

[5] La Coosphère est une méthode de coopération inspirée par Jean Luc Champougny et Guillaume Dorboux, qui intègre au cœur d’un projet collaboratif la dimension énergétique, voire spirituelle(https://www.coosphere.com).

[6] La personne source est celle qui a eu la vision du projet collectif et qui a pris des risques et des initiatives pour le lancer. Les 8 principes du consultant autrichien Peter Koenig sur la personne source sont exposés dans Un petit livre rouge sur la source de Stefan Marckelbachref (2020, Ed. Aquilae).

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