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Sacha Epp : « La Gouvernance intégrative n’est pas un nouveau modèle, mais un nouveau paradigme »

En quête d’une gouvernance plus réaliste et efficiente que les modèles existants, Sacha Epp a fondé la Gouvernance intégrative en 2020.

Nexus : Pourquoi vous être intéressé de manière aussi pointue et exhaustive aux questions de gouvernance ?

Sacha Epp : À la recherche d’un mode de vie qui ait du sens, je me suis immergé durant 12 ans dans des projets collectifs (associations et écolieux). Ce parcours, combiné avec mes expériences professionnelles, m’a permis d’expérimenter une grande diversité de manières de décider et de s’organiser ensemble. Ayant vécu à répétition les limites des différentes gouvernances, y compris la Gouvernance partagée à laquelle je m’étais formé en 2014 auprès de l’Université du Nous, j’ai démarré ma quête d’une gouvernance collective plus réaliste et efficiente. J’ai créé la Gouvernance Intégrative en 2020 et accompagné, depuis, des associations (Écovirage, Ose ta vie, Les Écologistes de l’Euzière), des écolieux ou des PME. Savoir coopérer est fondamental, quels que soient l’échelle et les enjeux. J’ai vu trop de projets extraordinaires peiner à aboutir, malgré des personnes compétentes et de bonne volonté.

Que recouvre le terme « Gouvernance intégrative » ?

Les modèles de gouvernance dont nous avons hérité sont nombreux : hiérarchique, libertaire, démocratique, sociocratique, holacratique, informels, etc. Il existe une grande diversité de manières de s’organiser et de décider. Chacune a ses avantages et ses inconvénients. La Gouvernance intégrative est une approche conçue pour intégrer le meilleur des différents modes de gouvernance selon le contexte. La question de la gouvernance concerne tout le monde et toutes les époques, car elle traite de la manière dont le pouvoir est attribué et exercé à tous les niveaux d’une société. La gouvernance est l’art de s’organiser et de prendre des décisions : « qui décide de quoi et comment ? ». La Gouvernance Iintégrative n’est pas un nouveau modèle, mais un nouveau paradigme : elle consiste, pour un collectif ou une organisation, à construire sa propre gouvernance sur mesure en fonction de la nature du groupe et de son environnement spécifique. Elle s’intéresse à la définition et à l’attribution des responsabilités, au choix des processus de décision, à l’amélioration de la circulation de l’information et des réunions. Tout cela à partir des besoins, des aspirations, des contraintes et des objectifs spécifiques d’un collectif donné.

Pourquoi la Gouvernance intégrative émerge-t-elle maintenant et à quel besoin répond-elle ?

Dans notre société, plusieurs paradigmes (c’est-à-dire des perceptions et des visions du monde) différents cohabitent simultanément. À chaque paradigme correspondent des modes de gouvernance. La tendance est de croire que seul son paradigme est « le bon ». C’est une source de conflit majeur.

La Spirale dynamique, qui a été une source d’inspiration fondamentale pour moi, étudie ces paradigmes successifs que traversent les individus et les sociétés. Ils sont désignés par une couleur. À partir du 7e paradigme, décrit comme « jaune » et « intégratif », il y a la prise de conscience que tous les paradigmes précédents sont complémentaires et non pas opposés ; qu’ils sont chacun pertinents, suivant le contexte. Ce saut de conscience (qui débute à peine collectivement) est une acceptation du processus d’évolution lui-même. Il lui manquait un mode de gouvernance associé. C’est chose faite avec la Gouvernance intégrative, qui intègre les différents paradigmes de gouvernance. Elle rejoint en cela les notions du Polarity Management[1], qui consiste à résoudre des problèmes en équilibrant les polarités[2] des solutions. La Gouvernance intégrative peut aider la société – et les organisations qui l’utilisent – à s’appuyer sur la diversité qui les constitue, au lieu de la combattre. C’est OK que des individus trouvent sécurisant de travailler dans des entreprises à structure hiérarchique et que d’autres développent leur autonomie, leur créativité et leur responsabilité dans des entreprises « libérées ». La bonne gouvernance consiste parfois à utiliser deux modes opposés en même temps, ou successivement : décider ensemble pour certains choix, déléguer le pouvoir de décision pour d’autres. Recourir à une Gouvernance intégrative, c’est intégrer et transcender les multiples couples de valeur polarisés : centralisé/décentralisé, formel/informel, vertical/horizontal, collectif/libertaire, directif/participatif, rationnel/intuitif, etc. La Gouvernance intégrative répond autant au besoin d’efficacité des organisations qu’au besoin de leurs membres de trouver de l’enthousiasme à participer.

Existe-t-il d’autres modèles proches de la Gouvernance intégrative ?

Les autres approches de gouvernance sont des modèles qui vont être plaqués sur une organisation et auxquels les individus vont devoir s’adapter. Mais de nombreuses organisations ont créé, parfois avec beaucoup de succès, leur gouvernance sur mesure de manière informelle et empirique (qu’il s’agisse de déclinaisons ou de variantes de modèles de gouvernance connus, d’une combinaison de plusieurs modèles, ou d’innovation organisationnelle). L’intérêt de la Gouvernance intégrative, telle que nous la transmettons, est de faciliter le processus qui permet de combiner les modèles, les méthodes et les outils. Ce processus permet aux organisations de gagner du temps et d’éviter certains tâtonnements douloureux.

La Gouvernance intégrative s’appuie sur des concepts, méthodes, outils et modes d’organisation déjà existants. En quoi est-elle réellement innovante ?

Quelques outils, comme le partage d’intention, le vote à choix multiples, les décisions algorithmiques, ou les variantes de l’élection sans candidat, méritent d’être plus répandus au vu de leur utilité. Mais la plupart des outils sont connus. C’est avant tout la manière de les assembler qui est innovante. Pour les processus de décision, par exemple, j’ai recensé tous les processus existants ; je les ai regroupés en 11 familles ; et j’ai établi des représentations visuelles pour évaluer le processus le plus pertinent dans une situation donnée (cf. schémas Diversité des manières de décider). Cette synthèse, curieusement, n’avait jamais été faite. Elle permet, tout d’abord, de prendre conscience de la richesse et de la multiplicité des manières de décider (trop souvent, une organisation n’envisage pas d’autres façons que celles habituellement pratiquées). Elle dévoile nos angles morts (les possibilités de décision ignorées) résultant de nos croyances ou de notre culture. Elle permet de changer de point de vue : il n’y a plus de bonne ou de mauvaise façon de décider, mais un bon processus à choisir au bon moment. C’est intuitif mais pas si facile ! Car cela consiste à passer de la simplicité du connu à la complexité des possibles ! L’expérience, les compétences et le discernement seront précieux pour appréhender cette nouvelle complexité et aboutir à la création d’une gouvernance simple, utilisable par chacun ; d’où l’intérêt de se former et/ou d’être accompagné par un facilitateur, pour que le collectif crée sa gouvernance sur mesure. Chacun est davantage capable et légitime qu’il ne le croit, dans ce domaine, car qui n’aurait pas d’expérience en termes de prise de décision ? La Gouvernance intégrative permet de conscientiser les possibles, de sortir des dénis, des préférences, des jugements et des polarisations, pour formaliser des processus simples, évolutifs et adaptés aux besoins d’un collectif.

En fait, elle permet surtout de ne pas s’enfermer dans un modèle de gouvernance en particulier ?

En effet ! Chaque modèle de gouvernance a ses limites : qu’il soit vertical, horizontal, libertaire… Dans la sphère politique, la concentration du pouvoir et ses abus ont créé les dérives qui rendent une démocratie réelle désirable[3]. Dans les entreprises traditionnelles pyramidales, la gouvernance centralisée et verticale conduit à une perte d’intelligence collective, de réactivité, de pertinence dans les décisions, d’adaptabilité. Burn out dans les échelons supérieurs, et désengagement dans les échelons inférieurs… Pour autant, passer d’un modèle à l’autre est souvent décevant. Les nouveaux modèles de gouvernance, parfois idéalisés, résolvent certains problèmes mais en génèrent d’autres. Les modèles libertaires sont propices à l’autonomie, à la motivation et à la réactivité ; mais, au-delà d’une certaine échelle, où le lien humain se perd et pour certains enjeux, ils peuvent s’avérer chaotiques ou conflictuels, par exemple pour partager équitablement des ressources limitées. Les modèles plus horizontaux de la Gouvernance partagée ont le mérite de prendre en compte chacun, de faciliter l’intelligence collective et l’adhésion ; mais ils sont très consommateurs de temps et d’énergie. Ils conduisent, dans de nombreux cas, à l’épuisement du collectif, à l’inertie, voire à des conflits. La Gouvernance partagée nécessite que chaque membre du groupe soit formé et capable d’exigence dans sa posture intérieure (écoute, lâcher-prise, concision…), ce qui est rarement le cas. La pression exercée sur les individus, pour qu’ils soient au niveau de ce modèle sans en être forcément capables, peut générer de la violence. Ce modèle horizontal peut s’avérer in fine élitiste et contre-productif.

Comment passer d’un mode de gouvernance établi à un processus de décision plus intégratif ?

Quand les inconvénients et les limites du modèle en vigueur deviennent problématiques, le changement devient possible. La vision d’un seul homme suffit, parfois, pour qu’une organisation ose se réinventer. C’est le cas de la plupart des « entreprises libérées » ; comme la fonderie Favi, où le dirigeant, Jean François Zobrist, a voulu une « déhiérarchisation » et le passage en autogestion. Mais, le plus souvent, une masse critique suffisante d’individus doit être atteinte pour faire évoluer un modèle de gouvernance. Car changer a un coût (en temps, en argent, en charge mentale…) : il vaut donc mieux être motivé et légitime pour l’initier ! Le point de départ d’un changement de gouvernance devrait être un diagnostic partagé de ce qui fonctionne bien comme des tensions, afin que les membres de l’organisation s’enrichissent de leurs perceptions mutuelles et convergent vers des objectifs communs enthousiasmants. Les nouveaux processus de décision et d’organisation gagneront à être choisis en s’appuyant, dans un premier temps, sur une large diversité de propositions formulées par tous. Puis un groupe de travail restreint, représentatif et légitime, pourra créer la nouvelle gouvernance. Je recommande de tester cette dernière, avant de la généraliser ou de la valider. Une approche produit classique, finalement, mais appliquée à l’organisation de façon réflexive[4].

Quelles perspectives pour la gouvernance intégrative ?

Créer des gouvernances sur mesure pourrait bien être la norme, dans les prochaines décennies. De plus en plus d’accompagnants s’y forment. D’une part, parce que cela permet de s’adapter, par essence, à tout type d’organisation et de culture. D’autre part, parce que cela permet de bénéficier de la richesse et de la complémentarité de modèles différents, de polarités opposées (organisations verticales ou horizontales, processus formels ou informels, décisions centralisées ou autonomes, etc.). Habituellement, les individus se cantonnent à leurs préférences, ce qui les conduit à vouloir avoir raison et à négliger l’autre polarité (vision incomplète ou polarisée). Mais la polarité choisie aboutit, tôt ou tard, à ses propres limites, ce qui crée un balancier vers l’autre polarité. Le saut de conscience consiste à intégrer et à équilibrer les deux polarités d’une situation. Ainsi, les limites de chaque modèle ne sont plus un handicap et les décisions collectives deviennent à la fois efficaces et humainement satisfaisantes. La gouvernance intégrative étant une école du dépassement des polarités, elle contribue à réduire la polarisation de la société et à accéder à un panel de ressources plus vastes, afin de mieux décider et vivre ensemble.

Propos recueillis par Marielsa Salsilli

Contact : www.gouvernanceintegrative.com
Bien que la marque « Gouvernance intégrative » soit déposée, un grand nombre de ressources sont en libre accès Creative Common.

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[1] Barry Johnson, Polarity Management – Identifying and Managing Unsolvable Problems.

[2] L’acception du terme « polarité », ici, est un duo de principes opposés et complémentaires, tous deux nécessaires pour fonctionner dans le temps.

[3] Jacques Testart, L’humanitude au pouvoir – Comment les citoyens peuvent décider du bien commun, 2015, Seuil.

[4] John Kotter, Conduire le changement – feuille de route en 8 étapes, 2015, Pearson.

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