Société

Gilets jaunes : situation économique sous haute tension à La Réunion

Alors que l’attention médiatique se focalise majoritairement sur les gilets jaunes en métropole, la situation à La Réunion, là où le mouvement est le plus fort de tous les Dom-Tom, reste très peu relayée. Et pourtant, les revendications contre la vie chère sont très anciennes sur cette île des colonies françaises où 40 % des […]

Alors que l’attention médiatique se focalise majoritairement sur les gilets jaunes en métropole, la situation à La Réunion, là où le mouvement est le plus fort de tous les Dom-Tom, reste très peu relayée. Et pourtant, les revendications contre la vie chère sont très anciennes sur cette île des colonies françaises où 40 % des ménages vit sous le seuil de pauvreté ! Si bien que La Réunion est le premier département à avoir bénéficié du gel des taxes sur les carburants dès le 21 novembre. Entre économie de marché et problèmes sociaux profonds, reportage en terre réunionnaise dévastée.

 

Il aura suffi d’une trentaine de barrages et du blocage du port, où le mouvement se durcit et s’enflamme, pour révéler la vulnérabilité de ce territoire. Vulnérabilité liée à son insularité et à son relief montagneux, mais aussi à l’encombrement routier ordinaire. La voiture est devenue indispensable et problématique, notamment depuis le basculement, récent, d’un mode de vie créole traditionnel à un mode de vie moderne. « Ici plus qu’ailleurs, la voiture est un signe extérieur d’existence », observe Claudine, de retour à La Réunion après quinze ans d’absence. « La société de consommation s’est imposée en deux décennies avec l’invasion des hypermarchés, le changement d’alimentation, la fascination pour la technologie… Les problèmes sociétaux actuels sont moins inhérents à la pauvreté, qu’à la mise en vitrine de tentations… que la population n’a pas les moyens de consommer ». En quelques jours, le mouvement des Gilets jaunes bloque et asphyxie l’ensemble de l’île : pénurie de carburant, de gaz, de nourriture, fermeture des commerces et des entreprises, récolte de la canne à sucre immobilisée…

 

Révolte contre la « vie chère »

Parties de l’augmentation du coût des carburants, les revendications s’élargissent, comme en métropole, à d’autres domaines. « Le peuple se soulève, parce que les grands de ce monde ne cessent de toucher à nos poches bientôt vides », s’insurge Stella, dans Le Quotidien. La pancarte d’un manifestant est plus directe encore : « Oté Macron ou kroi nous chié l’or ? ». Plus que le pouvoir d’achat, c’est « la vie chère » qui fédère. Des prix élevés, en raison du coût du transport maritime et de taxes spécifiques 1 pour les produits importés et d’une offre insuffisante pour les denrées locales. Dans ce DOM, comme ailleurs en Outre-mer, les inégalités sociales sont extrêmes, avec 40 % de la population vivant au dessous du seuil de pauvreté 2 . Et si le taux de chômage officiel est de 23 %, c’est moins d’un homme jeune sur deux qui travaille. « Il est rare que plus de trois familles déclarent des revenus par classe, à l’occasion des dossiers de bourse », souligne Damien, enseignant dans le sud de l’île, une zone des plus pauvres.

 

Insurrection des exclus

La paralysie complète de l’île a conduit la population à abandonner les grandes surfaces et les grands trajets pour revenir vers les épiceries de quartier, les petites productions familiales de fruits et légumes, la solidarité et l’entraide. Ce blocage intégral a déclenché des prises de conscience, relayées par les médias locaux : « la course vers un matérialisme à l’occidentale est inadaptée ici. Elle nous esclavagise et nuit à notre autonomie », témoignent des auditeurs de Radio Freedom. Pourtant, c’est bien le sentiment d’être exclu de ce séduisant « progrès » qui fonde la spécificité du mouvement d’insurrection réunionnais avec ses excès ponctuels, comme le « caillassage » des routes ou les incendies de véhicules et ses indulgences vis-à-vis des voitures transportant Ti
marmaille. Les sans-voix se sont fait entendre. Parmi les manifestants, beaucoup sont des Créoles à faible revenu, qui n’ont ordinairement pas les moyens d’exprimer leur désespoir ou leur colère ; encore moins de prendre part à la vie politique. Gilets jaunes, ils retrouvent une parcelle de pouvoir et de dignité. Ils se réapproprient, pour un temps, leur territoire. Ils sont vus par leurs concitoyens et entendus par la ministre, Annick Girardin.

 

Séquelles post coloniales

Il est notable, d’ailleurs, que le mouvement se soit essoufflé dès cette visite. Pourtant, aucune concession concrète n’a été obtenue. Mme Girardin a su gagner du temps, en promettant des propositions sous trois mois. Être « reconnu » par cette figure d’autorité, venue de métropole, semble avoir été essentiel, car ici le mouvement s’est joué d’abord sur des symboles ; pas de revendications autonomistes ou indépendantistes comme dans d’autres DOM/TOM. C’est avec la Marseillaise, le drapeau tricolore et la devise républicaine que les Gilets jaunes ont tenu tête aux CRS 3 . À l’occasion de ce mouvement populaire et spontané, la population s’est réapproprié des
prérogatives, notamment le droit de refuser toute légitimité aux figures locales du pouvoir. « Corruption », « transparence », « privilèges » étaient des mots récurrents. Allusion à la main mise d’une poignée de grandes familles, descendants souvent de « békés », sur l’économie et la vie politique : intermédiaires obligés dans les transactions, cumulant les mandats. « La société est encore post esclavagiste ici, bien que la discrimination se fasse moins sur la couleur de peau que sur la créolité. Un certain sentiment d’infériorité et d’impuissance a conduit à la généralisation du mouvement, comme à son essoufflement brutal. Ce n’est pas tant un changement radical du système que demandent les gens, mais plutôt de pouvoir y participer davantage, d’être moins exclus » analyse Vincent, professeur d’histoire-géographie. Le manque d’organisation, de stratégie et de vision aura été un handicap. Mais ces deux semaines de révolte marquent une étape, vers un affranchissement des populations de leurs jougs historiques et contemporains.

Marielsa Salsilli 

Depuis Saint Joseph, La Réunion.12/12/2018

1. L’octroi de mer.
2. Chiffres INSEE.
3. Des dérapages armés ont eu lieu entre forces de l’ordre et manifestants au Port, ou à La Possession fin
novembre 2018.